Haïti, quand la crise brise l’école : un combat pour l’avenir
« L’éducation est un acte de résistance. En Haïti, on résiste tous les jours. »
Dans les rues de Port-au-Prince, les rires des enfants ont cédé la place aux détonations. L’école, autrefois espace de savoir et de rêve, est aujourd’hui piégée dans une crise sans fin. Face aux violences des gangs, à la pauvreté extrême, aux institutions vacillantes, Haïti souffre, l’école vacille. Mais dans ce chaos, une poignée d’enseignants, de directeurs et d’élèves refusent de baisser les bras. Ils enseignent, ils apprennent, ils résistent.
Un pays au bord du gouffre
Dans une rue en Haïti, des marchands Haïtiens font ce qu’ils peuvent pour gagner leur vie malgré la crise.
La vague de violence que connaît Haïti n’est malheureusement pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une crise sociopolitique profonde, nourrie par des décennies d’instabilité, de pauvreté et de défaillance institutionnelle. Le tournant majeur de cette crise remonte à 2004, après le départ du président Jean-Bertrand ARISTIDE lors de son second coup d’État. C’est le moment où des tensions se sont manifestées. Les violences se sont exacerbées en 2017 et se sont soldées par l’assassinat du président Jovenel MOÏSE en 2021. Haïti est alors plongé dans un vide politique profond et inédit : absence de gouvernement stable, paralysie institutionnelle et effondrement de l’ordre public. Depuis, l’État Haïtien peine à rétablir durablement son autorité, laissant la place à une montée progressive de la criminalité organisée. Les gangs armés contrôlent une grande partie de la capitale et de ses alentours.
En 2024, un Conseil présidentiel de transition a été mis en place afin de tenter de restaurer la stabilité du pays et d’organiser des élections. Cependant, cette initiative n’a eu que peu d’impact sur la situation sécuritaire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 5 600 morts liées à la violence cette même année, 1,6 million de personnes déplacées, des pénuries d’eau, de nourriture et une quasi-disparition des services de base.
Les gangs armés contrôlent aujourd’hui une large partie de Port-au-Prince et de ses environs, imposant leurs propres lois et multipliant les affrontements.
Les enfants ne sont pas épargnés. Ils sont même les principales victimes de cette crise. L’UNICEF estime que 30 à 50 % des membres des gangs seraient des mineurs, souvent recrutés de force ou poussés à rejoindre ces groupes pour survivre dans un contexte d’extrême pauvreté et d’absence d’école.
Haïti traverse ainsi l’une des pires crises sociopolitiques et humanitaires de son histoire récente. Entre effondrement institutionnel, violence endémique et désespoir social, la population se retrouve prise au piège d’un cycle de chaos dont l’issue reste encore incertaine.
Une génération sacrifiée ?
La vie de beaucoup d’enfants Haïtiens est une lutte de tous les instants.
Le système éducatif haïtien s’effondre. En 2024, plus de 280 écoles ont été détruites ou rendues inaccessibles. Rien qu’en janvier 2025, 47 établissements ont été frappés à Port-au-Prince. Dans la capitale, un enfant sur quatre ne va plus à l’école. Les routes sont bloquées, les professeurs fuient, les familles n’ont plus les moyens. Certaines écoles, épargnées par les balles, se sont transformées en abris pour des familles déplacées. Les salles de classe deviennent des dortoirs. Les tableaux noirs sont couverts de messages d’urgence plutôt que d’équations.
Malgré tout, des initiatives voient le jour : cours de rattrapage, kits scolaires d’urgence, apprentissage à distance... L’espoir prend parfois la forme d’un simple cahier distribué.
Un témoignage puissant et impactant
Rosalvard et ses élèves de l’école de Frères-Unis à Pays Pourri.
Entretien avec Rosalvard, professeur à l’école les Frères-Unis de la ville de Pays Pourri. Afin de mieux comprendre la situation en Haïti.
« À la suite des informations que nous avons acquises, une question se pose : comment la situation actuelle en Haïti, affecte-t-elle concrètement le quotidien scolaire ?
- Rosalvard : La situation actuelle d’Haïti, marquée par une crise sécuritaire et sociale profonde, affecte de manière directe et dramatique le quotidien de notre école, Frères-Unis. D’abord, l’insécurité généralisée, causée notamment par les attaques répétées des gangs, a provoqué le déplacement massif d’enfants venant de zones fortement touchées comme Ganthier. Ces enfants arrivent traumatisés, psychologiquement fragilisés, et continuent à vivre sous la menace constante même après avoir fui. Cela crée un climat émotionnel extrêmement lourd, aussi bien pour eux que pour les enseignants, rendant la mission éducative bien plus difficile.
Ensuite, l’école évolue dans un environnement instable et dangereux. Entourée de zones à haut risque comme Marre-Roseau, Gobert ou encore Ganthier, elle est elle-même menacée. Dans ce contexte, assurer la régularité des activités scolaires devient un défi permanent. Le stress et la peur font partie de notre quotidien à tous. Malgré cela, nous continuons à faire preuve de résilience. Nous nous battons chaque jour pour maintenir nos enfants dans un cadre qui les protège, les construit et leur donne des raisons d’espérer. Offrir une éducation dans ce contexte n’est pas seulement un acte d’enseignement, c’est un acte de résistance.
Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous êtes confrontés pour maintenir une activité éducative ?
- Rosalvard : À l’école Frères-Unis, nous avons dû faire face à des difficultés majeures. À la suite des attaques de gangs sur la commune de Ganthier, dont nous dépendons, de nombreux enfants déplacés de cette zone ont rejoint notre établissement. Mais le véritable problème ne réside pas seulement dans leur arrivée. Il s'agit surtout des conditions dans lesquelles ces enfants nous parviennent : ils sont profondément traumatisés, marqués psychologiquement, et souvent en détresse grave. Le plus alarmant, c’est que même en trouvant refuge à Pays-Pourri, ces enfants ne sont pas en sécurité. Ils continuent à être menacés dans les zones avoisinantes. L’un d’eux m’a confié, il y a quelques mois : « Après avoir fui Ganthier sous les balles des gangs, nous avions l’espoir de nous réfugier à Gobert, une zone proche de Pays-Pourri. Mais maintenant, cette zone a aussi son propre groupe armé. On est coincé. » Cet enfant n’a que dix ans. Faire face à de telles situations est la dernière chose que nous pensions devoir affronter. En plus d’accompagner ces enfants traumatisés pour les aider à retrouver un semblant de calme et d’équilibre, nous sommes nous-mêmes encerclés par des groupes armés : à Ganthier, à Marre-Roseau (5e section communale), à Gobert, à proximité de Pays-Pourri. Lorsque des enfants sont directement exposés à la violence, soumis à un stress constant, il devient extrêmement difficile voire presque impossible de maintenir une activité éducative stable. Et pourtant, nous faisons tout notre possible pour leur offrir un espace de paix, d’écoute et d’espoir.
L’école existe maintenant depuis des décennies. On connait son rôle éducatif dans un contexte de paix, mais quel rôle joue-t-elle pour les enfants dans ce contexte de crise ?
- Rosalvard : L’école joue un rôle crucial au quotidien dans les situations difficiles que traverse actuellement le système éducatif, particulièrement en Haïti. À l'école des Frères-Unis, nous faisons tout notre possible pour maintenir les enfants dans un environnement sain et propice à leur épanouissement. Face aux menaces grandissantes, nous avons mis en place des activités ludiques pour que les plus jeunes puissent continuer à se sentir bien, malgré le contexte troublant.
Pour les plus grands, nous avons organisé des conférences dans le but de les renforcer moralement, mais aussi de les sensibiliser et de les former afin qu’ils ne tombent pas sous l’influence des gangs armés. Nous constatons malheureusement que de nombreux enfants sont déjà enrôlés ou influencés par ces groupes. Pour eux, l’avenir semble compromis : ils n’ont plus accès à l’école et risquent leur vie à tout moment. C’est pourquoi, à notre niveau, nous nous efforçons de maintenir nos élèves à l’écart de ce monde en leur offrant une autre voie, un autre regard sur la vie. Malgré les fermetures forcées de certains établissements scolaires et les menaces persistantes envers ceux qui continuent à fonctionner, notre volonté de maintenir une activité éducative constante est un message d’espoir. Elle montre aux enfants qu’un avenir est possible au-delà de la crise, et que l’apprentissage est un chemin vers ce futur. Nous les gardons occupés, nous les encadrons, nous leur offrons une alternative aux dérives dangereuses. À travers nos actions, nous leur permettons aussi d’apprendre à socialiser, à interagir, à collaborer et à développer un sentiment d’appartenance à une communauté.
Ayant conscience de la difficile réalité, comment l’association vous soutient-elle concrètement sur le terrain ?
- Rosalvard : L’association Éduc'Timoun Haïti nous a grandement soutenu à travers des actions concrètes qui ont transformé l’image de notre école. Grâce à l’association, nous avons pu construire 4 petites salles de cours.
Aujourd’hui, cet espace accueille les plus jeunes enfants, mais il sert également à organiser diverses activités telles que des formations pour les enseignants. L’association nous a également permis d’acquérir des équipements essentiels. Parmi ceux-ci : l’électrification de l’école, un kit Starlink pour une connexion internet stable, un vidéo projecteur interactif, ainsi que plusieurs ordinateurs. Ces outils marquent un nouvel élan dans notre approche pédagogique. Les enseignants disposent désormais de moyens modernes pour enseigner plus efficacement, et bénéficient de formations continues pour améliorer leurs compétences.
Par ailleurs, Educ'Timoun Haïti a contribué à plusieurs reprises à la formation de notre corps enseignant. Grâce à cet accompagnement, nous avons pu maintenir une éducation plus standardisée, et progresser de manière significative sur le plan éducatif. »
Une éducation en résistance
En Haïti, l’école est devenue bien plus qu’un lieu d’apprentissage, c’est un lieu de résistance, un cri d’espoir dans le vacarme des armes. Soutenir ces écoles, ces enseignants, ces enfants, ce n’est pas seulement leur donner une chance : c’est défendre un futur possible pour tout un peuple. Dans chaque cahier ouvert, dans chaque mot appris malgré le chaos, une victoire discrète se dessine : celle d’une éducation qui refuse de mourir.
Par RHIA Nisrine pour l’association Eductimoun’Haïti.